C'est au début
du mois de janvier que nous débarquons à Punta Arenas. Nous
sommes arrivés au Chili pour ainsi dire les mains dans les poches
avec, dans nos sacs à dos, le matériel photo, le matériel
de navigation et quelques kilos de chocolat, denrée indispensable
pour le moral et les longues heures d'efforts qui nous attendent. Tout
le reste, dont les kayaks, est sur place depuis quelques jours déjà.
La seule véritable interrogation est : " Va-t-on nous laisser
partir ? " Bien que préparés physiquement, nous sentons
autour de nous un grand vide. Personne ne croit vraiment en notre projet.
Notre idée est de relier Punta Arenas au cap Horn en kayak de mer,
" un truc de fous ", comme nous l'avons si souvent entendu dire.
Pas si fou que ça puisque le trajet Ushuaia île Horn en kayak
a déjà été effectué en 1977 puis réussi
plusieurs autres fois par différentes expéditions, dont
une française en 1996. Et encore moins fou quand on sait que les
Indiens yamanas naviguaient dans les parages depuis des siècles
à bord de canots d'écorce, beaucoup moins performants et
sûrs que les nôtres, des kayaks Dagger, modèle Atlantis,
en polyéthylène. Pour eux, d'ailleurs, l'île Horn
n'avait certainement aucune importance et peut être n'y sont-ils
jamais allés. Quant au franchissement du cap Horn en kayak, nous
n'avons rien trouvé de très clair là-dessus dans
les relations de voyage, mais il a certainement dû être réalisé
dans le passé.
Nous voilà donc à Punta Arenas, loin de nos familles et
de nos amis, loin du cap Horn également. Les longues journées
de l'été austral nous permettent de découvrir et
de profiter pleinement de cette ville de cent mille habitants, avant notre
départ pour deux longs mois de navigation. Nous faisons de nombreuses
rencontres, rodant et améliorant notre espagnol jusqu'alors très
théorique. Tous les matins à 5 heures, nous nous levons
pour nous rendre compte de l'état de la mer dans le détroit
de Magellan, à cinq cents mètres de notre auberge : c'est
devenu le rituel pour commencer une bonne journée, un rituel qui
finit par donner tout son sens au mot " variable ". Face au
détroit, dans la fraîcheur matinale, nous préparons
chacune de nos entrevues avec les autorités maritimes, au caractère
" variable " aussi. Nous apprécions la direction du vent,
plutôt " variable " entre un ouest soufflant fort et un
nord-ouest plus modéré. Selon les jours, soit nous contemplons
le lever du soleil sur la Terre de Feu, soit nous essuyons des ondées
de durée " variable ". La température varie elle
aussi : entre 5 et 25 °C. Seule notre détermination ne
varie pas. Après deux semaines d'attente du feu vert des autorités
qui rechignent devant notre peu de matériel de communication (une
VHF en tout et pour tout), nous voulons toujours partir ! C'est finalement
le 24 janvier en fin d'après-midi que nous prenons la mer pour
le grand voyage. Nous vivons ces premiers instants de navigation dans
le détroit de Magellan comme une véritable libération
: nous sommes enfin libres d'accomplir ce à quoi nous rêvons
depuis si longtemps !
Nous établissons notre premier bivouac sur une confortable plage
de sable fin, près d'Aqua Fresca, bourgade située à
une vingtaine de milles au sud de Punta Arenas. Dès le lendemain,
le ton est donné avec un vent de cinquante noeuds de secteur ouest,
visiblement très vif aux premières heures du jour. Ignorant
tout des caprices météo de la région, c'est naïvement
que nous attendons une accalmie, assis en bord de mer à l'abri
d'un mamelon. Sur le coup de midi, nous nous résignons à
replanter la tente.
Cinq jours plus tard, nous atteignons le cap Froward, point le plus austral
du continent américain. De là, une courte traversée
nord-sud du détroit de Magellan nous amène à l'entrée
du canal Magellan. Depuis sa découverte en 1520, ce détroit
a causé la disparition de nombreux marins et s'il n'a fallu qu'une
vingtaine de jours à Magellan pour le parcourir, d'autres expéditions
ont mis deux mois pour en trouver l'issue. En 1586, le navigateur anglais
Thomas Cavendish perdit en moyenne neuf hommes par jour en le franchissant
d'ouest en est. Trois ans plus tard, John Chidley quitta l'Angleterre
avec cinq vaisseaux. Un seul arrivera à l'entrée du détroit.
Il essaya de forcer le passage, mais renonça au cap Froward. Après
avoir perdu encore trente hommes dans l'épreuve, il fut contraint
de rebrousser chemin. De telles histoires se comptent par dizaines et,
pas plus tard qu'au mois de mars dernier, nous avons rencontré
à Puerto Williams l'équipage d'un voilier tour-du-mondiste
qui dut s'arrêter à hauteur du cap Froward, encore lui. Il
voulait atteindre le Pacifique par le canal Magellan. Les vents contraires
et le mauvais temps eurent raison de sa persévérance. La
rudesse du climat, la faible largeur des canaux et d'insidieux récifs
oubliés sur les cartes chiliennes rendent la navigation à
la voile difficile et dangereuse.
Devant nous apparaissent les contreforts de la cordillère Darwin,
plâtrés de neige à partir de 100 mètres d'altitude.
Nous ressentons brusquement la sauvagerie de la nature qui nous entoure
et le sentiment de quitter la terre des hommes nous étreint. Rien
ici ne témoigne d'une présence amie ; pas un bateau, pas
un phare, pas une cabane rien. Les beaux jours sont finis, le ciel est
continuellement bas et sombre. Nous aménageons nos bivouacs à
quelques centimètres de la mer sur des rochers ou des plates-formes
de galets que nous érigeons à la main. La nuit, les vagues
les plus hardies viennent lécher la toile de notre tente. L'austérité
des lieux ne nous empêche pas de respirer à pleins poumons
l'air si pur et de profiter pleinement de l'isolement.
En entrant dans le canal Cockburn, nous entamons ce qui sera la partie
la plus difficile de notre parcours. Une véritable bataille contre
l'humidité s'engage : il bruine continuellement. Des grains venus
de l'Antarctique s'engouffrent dans le canal par l'ouest et font, en l'espace
d'une minute, chuter la température de plusieurs degrés.
Le grésil nous frappe au visage et s'amoncelle dans la jupe de
nos kayaks. Nous passons de sales journées à essayer de
remonter mètre après mètre les 30 milles du Cockburn.
Il nous faut une semaine pour y parvenir et rejoindre la baie Désolée.
Nous la traversons en une journée, toujours sous la pluie, et c'est
gênés par les frissons de l'hypothermie que nous plantons
la tente sur un tapis de galets anguleux à l'embouchure d'une rivière.
À l'est, dans le canal O'Brien, la Patagonie se fait plus accueillante.
Le soleil est revenu, la température monte. C'est à Timbales
que nous rencontrons les premières personnes depuis notre départ
du continent. Il s'agit d'un couple chilien qui garde l'entrée
ouest du canal Beagle. Ils nous accueillent chaleureusement dans leur
maisonnette en bois, où ils nous invitent à passer la nuit.
La suite du voyage est beaucoup plus plaisante. Les sommets de la cordillère
Darwin, sur notre gauche, se montrent de loin en loin. Leur face sud est
couverte de neige et de glaces. En regardant aux jumelles, on aperçoit
d'immenses corniches sommitales qui en disent long sur la force des vents
en altitude. Tous les étages de végétation propres
aux chaînes montagneuses sont ici écrasés. Entre 0
et 300 m d'altitude, arbres et arbustes s'accrochent sur des pentes rocailleuses
et moussues, entre 300 et 1 200 m, les mousses et les lichens résistent
encore au climat. Au-dessus, jusqu'au sommet du mont Darwin à 2
467 m d'altitude, point culminant de la cordillère, les neiges
sont éternelles. Deux alpinistes anglais de renom, très
expérimentés, sont dans les parages et tentent l'ouverture
d'une voie. L'ascension d'une goulotte de glace leur donne du fil à
retordre et les conditions rencontrées sont quasi himalayennes,
avec le souci de l'oxygène en moins.
Bien tranquilles dans
nos kayaks, nous contemplons le paysage et profitons du vent et du soleil
pour sécher nos affaires. Une dizaine de glaciers de la cordillère
viennent vêler dans la mer. Certains arrivent directement dans le
Beagle, tels le Romanche, l'Allemana, le Hollanda, l'Italia ou le Francia.
D'autres se déversent au bout de bras de mer encombrés de
glaces flottantes et c'est en remontant ces fjords que l'on bute sur leurs
fronts. Nous débarquons et assistons sans lassitude au spectacle
de pans de glace de la taille d'une maison s'effondrant dans la mer. Plus
loin, à hauteur d'Ushuaia, il y a deux routes possibles pour se
rendre au cap Horn. La première, la plus courte, passe par le canal
Murray qui sépare les îles Hoste et Navarino : contrôlée
par les militaires chiliens, elle est interdite aux étrangers.
La seconde contourne l'île Navarino par l'est avant de descendre
plein sud vers le cap. Elle oblige à traverser la baie Nassau,
balayée par les vents. C'est en toute connaissance de cause que
nous essayons de forcer le passage par le canal Murray. Notre but n'est
alors pas de braver l'interdit mais d'éviter d'avoir à convaincre
une fois de plus les autorités maritimes de nous laisser continuer
vers le Horn. La tentative est de courte durée. Repérés
par les militaires, nous devons nous rendre à Puerto Williams.
Après une grosse journée de navigation, nous arrivons un
dimanche soir dans cette bourgade de mille huit cents habitants. Il est
prévu que le président chilien, monsieur Lagos, fasse une
visite officielle avant la fin de semaine. L'examen de notre cas est donc
remis, au mieux, au début de la semaine suivante. Nous profitons
de ce temps mort pour nous refaire une santé avant le sprint final.
Nous ne sommes plus qu'à une centaine de milles du cap Horn et
rien ne pourrait plus nous arrêter, hormis une décision administrative.
C'est donc sur les sentiers de montagne de l'île Navarino et dans
les ruelles de Puerto Williams, ville la plus australe du monde, que nous
cultivons notre optimisme.
Très rapidement, nous tissons des liens avec des Chiliens venus
peupler ce bout du monde. Alexandro Nielsen est l'un d'eux. Fils d'un
Suédois et d'une Chilienne, ce gaillard d'une cinquantaine d'années
nous parle de son estancia de l'île Bertrand tout en buvant le maté,
boisson populaire d'Argentine qui a pour vertu de couper la faim et la
fatigue. Dans les années soixante-dix, sa vie n'était qu'aventure.
En compagnie de six ou huit compatriotes, il naviguait en canot et à
la rame dans les îles Wollaston pour chasser la loutre, le castor
et le phoque. Une fois la saison de la chasse terminée, Alexandro
vendait les peaux avant de retourner à l'estancia s'occuper des
vaches et des moutons qui broutaient les prairies alentour. À l'écouter,
nous replongeons dans les récits de Francisco Coloane et de Luis
Sepulveda. Ces deux écrivains chiliens ont su mieux que quiconque
immortaliser la vie des pêcheurs et des ouvriers agricoles de Patagonie.
Dix jours après notre arrivée sur l'île, l'autorisation
nous est donnée. Le commandant de la base de Puerto Williams a
de manière très militaire ouvert " l'opération
kayak ". Très impressionnés par sa soudaine coopération,
nous le remercions et prenons la mer aussitôt. Jusqu'à notre
retour à Puerto Williams nous n'avons plus eu à nous soucier
de la marine chilienne, très occupée par le debriefing sur
la visite du président.
Nous naviguons en moyenne un jour sur deux et, au bout d'une semaine,
bivouaquons sur l'île Herschel, dernier abri avant d'entamer le
tour de l'île Horn. Il nous faut attendre encore deux jours et le
passage d'une bonne tempête de sud-ouest avant de nous engager dans
cette circumnavigation.
C'est un vendredi sur les coups de 10 heures que nous décidons
de reprendre la mer. Un petit vent de nord-ouest souffle et c'est avec
détermination que nous mettons les bateaux à l'eau. À
la sortie du " Paso mar del Sur " entre l'île Herschel
et l'île Deceit apparaît enfin l'île Horn. Cela fait
plusieurs années que nous rêvons de ce moment. Si tout va
bien, nous serons dans quelques heures face à la pyramide du Horn,
en train de passer devant le cap le plus mythique de l'histoire de la
navigation.
Certains l'ont appelé " cap Dur " tant il fallait, pour
le doubler, puiser dans ses ressources physiques et mentales. L'histoire
du Horn n'est pas seulement celle des découvreurs des XVIe et XVIIe
siècles, mais aussi celle des pirates, des gentilshommes de fortune,
des scientifiques, et des marchands. La route stratégique menant
de l'Europe au Pacifique en passant par le cap Horn fut pleinement exploitée
à partir de 1850. Les Américains construisirent alors les
premiers clippers pour des voyages rapides entre New York et San Francisco.
Des bateaux de 70 à 100 mètres de long filaient toutes voiles
dehors à plus de 20 noeuds pour boucler la route en moins de cent
jours. L'Australie, le Japon, la côte ouest des Amériques
se trouvaient maintenant à des distances raisonnables. Dans les
cales, guano, céréales, charbon et animaux s'entassaient
et participaient à la stabilité du bateau.
Nous longeons la côte nord puis la côte ouest de l'île
Horn. Le paysage qui défile sous nos yeux est digne d'un décor
de cinéma. Des pitons rocheux jaillissent de la mer et nous obligent
à slalomer pour faire notre chemin. L'endroit n'est pas sympathique.
Tout est gris : la roche, le ciel, les mousses. La mer, elle, est d'un
bleu sombre, presque noir. Nous accélérons à chaque
coup de pagaie pour sortir au plus vite de ce labyrinthe. S'il fallait
choisir un terme pour qualifier le paysage, ce serait l'adjectif "
lugubre ".
Le cap Horn n'est plus qu'à 3 ou 4 milles. Retourner sur nos pas
est maintenant impensable tant nous sommes engagés dans la circumnavigation
de l'île. Quant à accoster, la houle, les falaises et les
récifs rendent cela impossible. Il nous faut aller de l'avant pour
doubler le cap, plein sud, et nous replier sur la côte est de l'île,
seul endroit pour mettre pied à terre. À cet instant, le
sentiment d'insécurité prévaut sur le bonheur de
toucher bientôt au but. Après une heure de bagarre pour sortir
du dédale, nous arrivons face à la pyramide rocheuse, prêts
à doubler le cap. Le vent est faible. Un grain apparaît au
niveau de la péninsule Hardy, 20 milles plus à l'ouest.
Il nous reste suffisamment de temps pour profiter de cet instant tant
mérité. Nous en sommes à notre 500e mille de navigation
et venons de toucher au but. Face à nous, le cap Horn trône
tel le roi des océans. La première fois que je l'ai vu,
c'était dans un livre d'Éric Tabarly : j'avais à
peine 10 ans. Aujourd'hui, nous l'avons, Olivier et moi, face à
nous, en vrai cette fois.
Avant que le grain ne nous atteigne et ne vienne balayer le cap, nous
nous replions sur la côte est de l'île. C'est dans une anse
de la taille d'un terrain de tennis que nous accostons. Un escalier de
bois d'une centaine de mètres de haut nous mène sur un plateau
herbu et moussu. Le cap Horn vu d'ici a un aspect beaucoup plus sympathique.
Sa face orientale, sous le vent, est couverte de verdure, et son sommet,
point culminant de l'île avec 425 m d'altitude, est pris dans un
fin manteau brumeux. En contrebas, le monument " Cabo de Hornos ",
inauguré en 1992 à la mémoire des marins disparus
dans les eaux australes, résiste tant bien que mal aux assauts
du vent qui se lève à nouveau.
C'est le lendemain au petit matin que nous lui rendons visite. Debout
sur son socle en béton, nous regardons plein sud en direction de
la Péninsule antarctique, à 900 km de là. À
nos pieds, les eaux du détroit de Drake semblent se perdre à
l'infini. La sensation d'être parvenus au bout du monde nous étreint.
Nous venons de terminer un long voyage au bout de la peur et nous sentons
maintenant libérés de toute incertitude sur le bien-fondé
de notre expédition. En fin d'après-midi, nous finissons
la tâche entreprise la veille en bouclant la circumnavigation de
l'île, qui sera aussi agitée que le passage du cap Horn.
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