Robin et Oliver
Le cap Horn en kayak !
article signé Robin Givet, paru dans la lettre Paris Kayak International n°67 ainsi que sur le site internet de Transboréal
maison d'édition des voyageurs au long cours.
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Olivier Mouzin et Robin Givet se sont rendus, en autonomie et sans assistance, de Punta Arenas au cap Horn.

 

C'est au début du mois de janvier que nous débarquons à Punta Arenas. Nous sommes arrivés au Chili pour ainsi dire les mains dans les poches avec, dans nos sacs à dos, le matériel photo, le matériel de navigation et quelques kilos de chocolat, denrée indispensable pour le moral et les longues heures d'efforts qui nous attendent. Tout le reste, dont les kayaks, est sur place depuis quelques jours déjà. La seule véritable interrogation est : " Va-t-on nous laisser partir ? " Bien que préparés physiquement, nous sentons autour de nous un grand vide. Personne ne croit vraiment en notre projet.
Notre idée est de relier Punta Arenas au cap Horn en kayak de mer, " un truc de fous ", comme nous l'avons si souvent entendu dire. Pas si fou que ça puisque le trajet Ushuaia île Horn en kayak a déjà été effectué en 1977 puis réussi plusieurs autres fois par différentes expéditions, dont une française en 1996. Et encore moins fou quand on sait que les Indiens yamanas naviguaient dans les parages depuis des siècles à bord de canots d'écorce, beaucoup moins performants et sûrs que les nôtres, des kayaks Dagger, modèle Atlantis, en polyéthylène. Pour eux, d'ailleurs, l'île Horn n'avait certainement aucune importance et peut être n'y sont-ils jamais allés. Quant au franchissement du cap Horn en kayak, nous n'avons rien trouvé de très clair là-dessus dans les relations de voyage, mais il a certainement dû être réalisé dans le passé.
Nous voilà donc à Punta Arenas, loin de nos familles et de nos amis, loin du cap Horn également. Les longues journées de l'été austral nous permettent de découvrir et de profiter pleinement de cette ville de cent mille habitants, avant notre départ pour deux longs mois de navigation. Nous faisons de nombreuses rencontres, rodant et améliorant notre espagnol jusqu'alors très théorique. Tous les matins à 5 heures, nous nous levons pour nous rendre compte de l'état de la mer dans le détroit de Magellan, à cinq cents mètres de notre auberge : c'est devenu le rituel pour commencer une bonne journée, un rituel qui finit par donner tout son sens au mot " variable ". Face au détroit, dans la fraîcheur matinale, nous préparons chacune de nos entrevues avec les autorités maritimes, au caractère " variable " aussi. Nous apprécions la direction du vent, plutôt " variable " entre un ouest soufflant fort et un nord-ouest plus modéré. Selon les jours, soit nous contemplons le lever du soleil sur la Terre de Feu, soit nous essuyons des ondées de durée " variable ". La température varie elle aussi : entre 5 et 25 °C. Seule notre détermination ne varie pas. Après deux semaines d'attente du feu vert des autorités qui rechignent devant notre peu de matériel de communication (une VHF en tout et pour tout), nous voulons toujours partir ! C'est finalement le 24 janvier en fin d'après-midi que nous prenons la mer pour le grand voyage. Nous vivons ces premiers instants de navigation dans le détroit de Magellan comme une véritable libération : nous sommes enfin libres d'accomplir ce à quoi nous rêvons depuis si longtemps !
Nous établissons notre premier bivouac sur une confortable plage de sable fin, près d'Aqua Fresca, bourgade située à une vingtaine de milles au sud de Punta Arenas. Dès le lendemain, le ton est donné avec un vent de cinquante noeuds de secteur ouest, visiblement très vif aux premières heures du jour. Ignorant tout des caprices météo de la région, c'est naïvement que nous attendons une accalmie, assis en bord de mer à l'abri d'un mamelon. Sur le coup de midi, nous nous résignons à replanter la tente.
Cinq jours plus tard, nous atteignons le cap Froward, point le plus austral du continent américain. De là, une courte traversée nord-sud du détroit de Magellan nous amène à l'entrée du canal Magellan. Depuis sa découverte en 1520, ce détroit a causé la disparition de nombreux marins et s'il n'a fallu qu'une vingtaine de jours à Magellan pour le parcourir, d'autres expéditions ont mis deux mois pour en trouver l'issue. En 1586, le navigateur anglais Thomas Cavendish perdit en moyenne neuf hommes par jour en le franchissant d'ouest en est. Trois ans plus tard, John Chidley quitta l'Angleterre avec cinq vaisseaux. Un seul arrivera à l'entrée du détroit. Il essaya de forcer le passage, mais renonça au cap Froward. Après avoir perdu encore trente hommes dans l'épreuve, il fut contraint de rebrousser chemin. De telles histoires se comptent par dizaines et, pas plus tard qu'au mois de mars dernier, nous avons rencontré à Puerto Williams l'équipage d'un voilier tour-du-mondiste qui dut s'arrêter à hauteur du cap Froward, encore lui. Il voulait atteindre le Pacifique par le canal Magellan. Les vents contraires et le mauvais temps eurent raison de sa persévérance. La rudesse du climat, la faible largeur des canaux et d'insidieux récifs oubliés sur les cartes chiliennes rendent la navigation à la voile difficile et dangereuse.
Devant nous apparaissent les contreforts de la cordillère Darwin, plâtrés de neige à partir de 100 mètres d'altitude. Nous ressentons brusquement la sauvagerie de la nature qui nous entoure et le sentiment de quitter la terre des hommes nous étreint. Rien ici ne témoigne d'une présence amie ; pas un bateau, pas un phare, pas une cabane rien. Les beaux jours sont finis, le ciel est continuellement bas et sombre. Nous aménageons nos bivouacs à quelques centimètres de la mer sur des rochers ou des plates-formes de galets que nous érigeons à la main. La nuit, les vagues les plus hardies viennent lécher la toile de notre tente. L'austérité des lieux ne nous empêche pas de respirer à pleins poumons l'air si pur et de profiter pleinement de l'isolement.
En entrant dans le canal Cockburn, nous entamons ce qui sera la partie la plus difficile de notre parcours. Une véritable bataille contre l'humidité s'engage : il bruine continuellement. Des grains venus de l'Antarctique s'engouffrent dans le canal par l'ouest et font, en l'espace d'une minute, chuter la température de plusieurs degrés. Le grésil nous frappe au visage et s'amoncelle dans la jupe de nos kayaks. Nous passons de sales journées à essayer de remonter mètre après mètre les 30 milles du Cockburn. Il nous faut une semaine pour y parvenir et rejoindre la baie Désolée. Nous la traversons en une journée, toujours sous la pluie, et c'est gênés par les frissons de l'hypothermie que nous plantons la tente sur un tapis de galets anguleux à l'embouchure d'une rivière.
À l'est, dans le canal O'Brien, la Patagonie se fait plus accueillante. Le soleil est revenu, la température monte. C'est à Timbales que nous rencontrons les premières personnes depuis notre départ du continent. Il s'agit d'un couple chilien qui garde l'entrée ouest du canal Beagle. Ils nous accueillent chaleureusement dans leur maisonnette en bois, où ils nous invitent à passer la nuit. La suite du voyage est beaucoup plus plaisante. Les sommets de la cordillère Darwin, sur notre gauche, se montrent de loin en loin. Leur face sud est couverte de neige et de glaces. En regardant aux jumelles, on aperçoit d'immenses corniches sommitales qui en disent long sur la force des vents en altitude. Tous les étages de végétation propres aux chaînes montagneuses sont ici écrasés. Entre 0 et 300 m d'altitude, arbres et arbustes s'accrochent sur des pentes rocailleuses et moussues, entre 300 et 1 200 m, les mousses et les lichens résistent encore au climat. Au-dessus, jusqu'au sommet du mont Darwin à 2 467 m d'altitude, point culminant de la cordillère, les neiges sont éternelles. Deux alpinistes anglais de renom, très expérimentés, sont dans les parages et tentent l'ouverture d'une voie. L'ascension d'une goulotte de glace leur donne du fil à retordre et les conditions rencontrées sont quasi himalayennes, avec le souci de l'oxygène en moins.

Bien tranquilles dans nos kayaks, nous contemplons le paysage et profitons du vent et du soleil pour sécher nos affaires. Une dizaine de glaciers de la cordillère viennent vêler dans la mer. Certains arrivent directement dans le Beagle, tels le Romanche, l'Allemana, le Hollanda, l'Italia ou le Francia. D'autres se déversent au bout de bras de mer encombrés de glaces flottantes et c'est en remontant ces fjords que l'on bute sur leurs fronts. Nous débarquons et assistons sans lassitude au spectacle de pans de glace de la taille d'une maison s'effondrant dans la mer. Plus loin, à hauteur d'Ushuaia, il y a deux routes possibles pour se rendre au cap Horn. La première, la plus courte, passe par le canal Murray qui sépare les îles Hoste et Navarino : contrôlée par les militaires chiliens, elle est interdite aux étrangers. La seconde contourne l'île Navarino par l'est avant de descendre plein sud vers le cap. Elle oblige à traverser la baie Nassau, balayée par les vents. C'est en toute connaissance de cause que nous essayons de forcer le passage par le canal Murray. Notre but n'est alors pas de braver l'interdit mais d'éviter d'avoir à convaincre une fois de plus les autorités maritimes de nous laisser continuer vers le Horn. La tentative est de courte durée. Repérés par les militaires, nous devons nous rendre à Puerto Williams.
Après une grosse journée de navigation, nous arrivons un dimanche soir dans cette bourgade de mille huit cents habitants. Il est prévu que le président chilien, monsieur Lagos, fasse une visite officielle avant la fin de semaine. L'examen de notre cas est donc remis, au mieux, au début de la semaine suivante. Nous profitons de ce temps mort pour nous refaire une santé avant le sprint final. Nous ne sommes plus qu'à une centaine de milles du cap Horn et rien ne pourrait plus nous arrêter, hormis une décision administrative. C'est donc sur les sentiers de montagne de l'île Navarino et dans les ruelles de Puerto Williams, ville la plus australe du monde, que nous cultivons notre optimisme.
Très rapidement, nous tissons des liens avec des Chiliens venus peupler ce bout du monde. Alexandro Nielsen est l'un d'eux. Fils d'un Suédois et d'une Chilienne, ce gaillard d'une cinquantaine d'années nous parle de son estancia de l'île Bertrand tout en buvant le maté, boisson populaire d'Argentine qui a pour vertu de couper la faim et la fatigue. Dans les années soixante-dix, sa vie n'était qu'aventure. En compagnie de six ou huit compatriotes, il naviguait en canot et à la rame dans les îles Wollaston pour chasser la loutre, le castor et le phoque. Une fois la saison de la chasse terminée, Alexandro vendait les peaux avant de retourner à l'estancia s'occuper des vaches et des moutons qui broutaient les prairies alentour. À l'écouter, nous replongeons dans les récits de Francisco Coloane et de Luis Sepulveda. Ces deux écrivains chiliens ont su mieux que quiconque immortaliser la vie des pêcheurs et des ouvriers agricoles de Patagonie.
Dix jours après notre arrivée sur l'île, l'autorisation nous est donnée. Le commandant de la base de Puerto Williams a de manière très militaire ouvert " l'opération kayak ". Très impressionnés par sa soudaine coopération, nous le remercions et prenons la mer aussitôt. Jusqu'à notre retour à Puerto Williams nous n'avons plus eu à nous soucier de la marine chilienne, très occupée par le debriefing sur la visite du président.
Nous naviguons en moyenne un jour sur deux et, au bout d'une semaine, bivouaquons sur l'île Herschel, dernier abri avant d'entamer le tour de l'île Horn. Il nous faut attendre encore deux jours et le passage d'une bonne tempête de sud-ouest avant de nous engager dans cette circumnavigation.
C'est un vendredi sur les coups de 10 heures que nous décidons de reprendre la mer. Un petit vent de nord-ouest souffle et c'est avec détermination que nous mettons les bateaux à l'eau. À la sortie du " Paso mar del Sur " entre l'île Herschel et l'île Deceit apparaît enfin l'île Horn. Cela fait plusieurs années que nous rêvons de ce moment. Si tout va bien, nous serons dans quelques heures face à la pyramide du Horn, en train de passer devant le cap le plus mythique de l'histoire de la navigation.
Certains l'ont appelé " cap Dur " tant il fallait, pour le doubler, puiser dans ses ressources physiques et mentales. L'histoire du Horn n'est pas seulement celle des découvreurs des XVIe et XVIIe siècles, mais aussi celle des pirates, des gentilshommes de fortune, des scientifiques, et des marchands. La route stratégique menant de l'Europe au Pacifique en passant par le cap Horn fut pleinement exploitée à partir de 1850. Les Américains construisirent alors les premiers clippers pour des voyages rapides entre New York et San Francisco. Des bateaux de 70 à 100 mètres de long filaient toutes voiles dehors à plus de 20 noeuds pour boucler la route en moins de cent jours. L'Australie, le Japon, la côte ouest des Amériques se trouvaient maintenant à des distances raisonnables. Dans les cales, guano, céréales, charbon et animaux s'entassaient et participaient à la stabilité du bateau.
Nous longeons la côte nord puis la côte ouest de l'île Horn. Le paysage qui défile sous nos yeux est digne d'un décor de cinéma. Des pitons rocheux jaillissent de la mer et nous obligent à slalomer pour faire notre chemin. L'endroit n'est pas sympathique. Tout est gris : la roche, le ciel, les mousses. La mer, elle, est d'un bleu sombre, presque noir. Nous accélérons à chaque coup de pagaie pour sortir au plus vite de ce labyrinthe. S'il fallait choisir un terme pour qualifier le paysage, ce serait l'adjectif " lugubre ".
Le cap Horn n'est plus qu'à 3 ou 4 milles. Retourner sur nos pas est maintenant impensable tant nous sommes engagés dans la circumnavigation de l'île. Quant à accoster, la houle, les falaises et les récifs rendent cela impossible. Il nous faut aller de l'avant pour doubler le cap, plein sud, et nous replier sur la côte est de l'île, seul endroit pour mettre pied à terre. À cet instant, le sentiment d'insécurité prévaut sur le bonheur de toucher bientôt au but. Après une heure de bagarre pour sortir du dédale, nous arrivons face à la pyramide rocheuse, prêts à doubler le cap. Le vent est faible. Un grain apparaît au niveau de la péninsule Hardy, 20 milles plus à l'ouest. Il nous reste suffisamment de temps pour profiter de cet instant tant mérité. Nous en sommes à notre 500e mille de navigation et venons de toucher au but. Face à nous, le cap Horn trône tel le roi des océans. La première fois que je l'ai vu, c'était dans un livre d'Éric Tabarly : j'avais à peine 10 ans. Aujourd'hui, nous l'avons, Olivier et moi, face à nous, en vrai cette fois.
Avant que le grain ne nous atteigne et ne vienne balayer le cap, nous nous replions sur la côte est de l'île. C'est dans une anse de la taille d'un terrain de tennis que nous accostons. Un escalier de bois d'une centaine de mètres de haut nous mène sur un plateau herbu et moussu. Le cap Horn vu d'ici a un aspect beaucoup plus sympathique. Sa face orientale, sous le vent, est couverte de verdure, et son sommet, point culminant de l'île avec 425 m d'altitude, est pris dans un fin manteau brumeux. En contrebas, le monument " Cabo de Hornos ", inauguré en 1992 à la mémoire des marins disparus dans les eaux australes, résiste tant bien que mal aux assauts du vent qui se lève à nouveau.
C'est le lendemain au petit matin que nous lui rendons visite. Debout sur son socle en béton, nous regardons plein sud en direction de la Péninsule antarctique, à 900 km de là. À nos pieds, les eaux du détroit de Drake semblent se perdre à l'infini. La sensation d'être parvenus au bout du monde nous étreint. Nous venons de terminer un long voyage au bout de la peur et nous sentons maintenant libérés de toute incertitude sur le bien-fondé de notre expédition. En fin d'après-midi, nous finissons la tâche entreprise la veille en bouclant la circumnavigation de l'île, qui sera aussi agitée que le passage du cap Horn.

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